
Le Chat fatal
Un soir que je fouillais maint tome
Un soir que je fouillais maint tome
Y recherchant quelque symptôme 
De morne idée, un chat fantôme 
Soudain sur moi sauta,
 Sauta sur moi de façon telle
 Que j'eus depuis en clientèle
 Des spasmes d'angoisse immortelle 
Dont l'enfer me dota.
J'étais très sombre et j'étais ivre
J'étais très sombre et j'étais ivre
Et je cherchais parmi ce livre
 Ce qu'ici-bas parfois délivre,
 De nos âcres soucis. 
Il me dit lors avec emphase 
Que je cherchais la vaine phrase
 Que j'étais fou comme l'extase
 Où je rêvais assis.
Je me levai dans mon encombre
Je me levai dans mon encombre
Et j'étais ivre et j'étais sombre.
 Lui vint danser au fond de l'ombre, 
Je brandissais mon coeur :
 Et je pleurais : démon funèbre, 
Va-t-en, retourne en le ténèbre
 Mais lui, par sa mode célèbre, 
Faisait gros dos moqueur.
Ma jussion le fit tant rire,
Ma jussion le fit tant rire,
Que j'en tombai pris de délire,
 Et je tombai, mon coeur plein d'ire
 Sur le parquet roulant. 
Le chat happa sa proie alerte,
 Mangea mon coeur, la gueule ouverte, 
Puis s'en alla haut de ma perte 
Tout joyeux miaulant.
Il est depuis son vol antique
Il est depuis son vol antique
Resté cet hôte fantastique
 Que je tuerais, si la panique 
Ne m'atterrait vraiment ; 
Il rejoindrait mes choses mortes 
Si j'en avais mains assez fortes
 Ah ! mais je heurte en vain les portes
 De mon massif tourment.
Pourtant, pourtant parfois je songe
Pourtant, pourtant parfois je songe
Au pauvre coeur que sa dent ronge
 Et rongera tant que mensonge 
Engouffrera les jours, 
Tant que la femme sera fausse.
 Puisque ton soulier noir me chausse,
 Ô Vie, ouvre-moi donc la fosse
 Que j'y danse à toujours !
Cette terreur du chat me brise ;
Cette terreur du chat me brise ;
J'aurai bientôt la tête grise 
Rien qu'à songer que son poil frise, 
Frise mon corps glacé.
 Et plein d'une crise émouvante 
Les cheveux dressés d'épouvante 
Je cours ma chambre s'évente 
Des horreurs du passé.
Mortels, âmes glabres de bêtes,
Mortels, âmes glabres de bêtes,
 Vous les aurez aussi ces fêtes, 
Vous en perdez les coeurs, les têtes,
 Quand viendra l'hôte noir
 Vous griffer tous comme à moi-même 
Selon qu'il fit dans la nuit blême
 Où je rimai l'étrange thème
 Du chat du Désespoir ! 
                                                          Emile Nelligan
